Espagne

 

Les vins espagnols n'ont jamais réussi à séduire le palais gaulois. A la décharge de nos concitoyens, le casier judiciaire de la viticulture espagnole n'est pas totalement vierge. Dans la Mancha, l'un des deux plus grands vignobles du monde, on ne s'est en effet jamais privé de faire pisser la vigne pour les distilleries productrices de ces digestifs de toutes les couleurs qui, avec un "puro" (cigare), concluent traditionnellement le repas. La Rioja vivait sur ses avantages acquis. Investissement minimum et rendement maximum pour des vins rouges épais, travaillés en barrique et gardés en bouteille jusqu'à obtenir parfois ce goût de rancio (vin vieux) apprécié sur le marché local. Bien que l'on dénombre cinquante-six appellations d'origine, la réglementation laisse place à de nombreuses manipulations sur les cépages, les origines ou les droits de plantation. Une nouvelle loi sur le vin en est déjà à son cinquième projet et ne sera vraisemblablement pas adoptée comme prévu avant la fin 2002. Sans l'attendre, le vignoble espagnol devait réagir pour maintenir son statut face à une concurrence internationale de meilleure qualité à chaque millésime et une consommation intérieure de plus en plus attirée par la bière et les sodas. L'Espagne est aujourd'hui le troisième producteur et consommateur de bière en Europe, derrière l'Allemagne et la Grande-Bretagne. La "cerveza" est paradoxalement responsable de l'amélioration du vin, de la modernisation des "bodegas" (caves) et de l'apparition d'une nouvelle culture, plus proche du terroir que du rendement. La Ribera del Duero en est l'exemple le plus réussi. Voilà vingt-cinq ans, l'appellation n'existait même pas. La Ribera produisait du rosé de grande cavalerie.

Vega Sicilia, le vin unique

Vega Sicilia Unico, un vin rouge des bords du Duero, aux parfums de fruits et d'épices, de menthe sauvage et de tabac blond. Franco l'avait décrété patrimoine national. Les soixante mille bouteilles annuelles de la reserve spéciale, le vin le plus cher d'Espagne, sont reservées à trois mille souscripteurs historiques. le vin passe huit ans en fûts et en barriques et trois ans en bouteilles. Les années médiocres, comme 1963, 1971, 1978 et 2001, il n'est pas embouteillé.

Beaucoup arrachaient les vignes sur ce terroir de 115 kilomètres de long sur une largeur maximale de 35 kilomètres, au carrefour de quatre provinces : Burgos, Valladolid, Segovia et Soria. A la fin août, le soleil tape dur, mais les nuits sont fraîches sur les rives (ribera) du Duero qui, de sa source espagnole à son embouchure portugaise, traverse huit vignobles d'appellation contrôlée. Sur ces terres où il pleut rarement (500 millimètres par an), où le soleil brille plus de deux mille deux cents heures sur trois cent soixante-cinq jours, et où la température est descendue, le 5 mai dernier, à moins 18 °C, on ne prédisait pas grand avenir au tempranillo, le seul cépage à se satisfaire de ces rudes conditions à 800 mètres d'altitude. Le prix du kilo de raisin, vendu à des coopératives à bout de souffle, ne cessait de baisser. On mélangeait le vin blanc avec le rosé, puis le rosé avec le rouge, et seules sept caves mettaient elles-mêmes leur vin en bouteille. La Ribera partait à vau-l'eau. C'était compter sans la foi de certains viticulteurs dans le tempranillo. "Quand tout le monde arrachait, moi je plantais", se souvient don Pabio Penalba, en son domaine de Torremilanos, sorte de bodega-Relais et Châteaux où l'on dort dans la bastide alors que le vin se fait dans la cave voisine, qui dispose de sa propre tonnellerie. Tout autour, 200 hectares de tempranillo avec quelques parcelle-les de cabernet sauvignon et de merlot. Don Pabio fut à l'origine du Consejo regulador (l'organe régulateur de l'appellation) et son premier président en 1980. L'objectif était de fixer les règles permettant de produire des vins de qualité, capables de damer le pion à ceux de la Rioja. Réduction des rendements, enregistrement des raisins à la vendange, définition des diverses catégories (tintojoven, crianza, réserva, gran réserva) et délimitation du terroir pour obtenir la fameuse "denominaciôn de origen". Elle sera délivrée le 21 juillet 1982. Les Arroyo font du vin depuis quatre cents ans à Sotillo de la Ribera, au même endroit, au pied de la colline où veille un ermite. Il suffit de pousser une vieille porte en bois pour entrer dans cette colline, descendre une dizaine de marches et s'enfoncer dans les racines de Val Sotillo, le vin de la bodega Arroyo depuis 1979. Une suite de galeries creusées à la main dans le granité au fil des siècles, chaque génération apportant un nouveau couloir, un carrefour supplémentaire propre à égarer l'étranger. Dans ces tunnels taillés à hauteur d'homme et parcimonieusement éclairés, la température est à 12 °C depuis toujours... Ici et là, une étroite cheminée s'échappe pour déboucher à flanc de coteau, protégée par quelques pierres plates. Elles assurent la ventilation des barriques bordelaises alignées le long des galeries souterraines. Des vins de garage très concentrés, vendus à des prix astronomiques La bodega ne possède que 90 hectares en cultures propres et doit collecter les raisins d'une multitude de petits propriétaires, notamment de vieil-les vignes. La famille Arroyo travaillait avec la coopérative mais elle s'en est éloignée pour rencontrer le succès, sanctionné par un diplôme d'honneur du "Wine Spectator", en évidence dans le salon de dégustation. Comme la plupart des cent dix-sept bodegas qui mettent en bouteille dans l'appellation ribera del duero, la bodega Arroyo n'a pas de problèmes de stocks. Seul le prix du raisin compte à l'approche des vendanges dans un environnement sain où les maladies sont rares et les traitements minimaux. Le succès de la Ribera est incontestable. En 2001, les 15 000 hectares en appellation ont produit 29 millions de bouteilles, dont seulement 1,4 million de rosé. Et 1,6 million de bouteilles ont été exportées. C'est la revanche du tempranillo, à tel point que les projets les plus ambitieux se multiplient. Bodegas y Bebidas, le plus gros producteur de vin d'Espagne, a créé la bodega Tarsus avec la volonté de faire de son cru "une œuvre d'art". Parallèlement, quelques œnologues passionnés se livrent aux joies du "vin de garage" à la mode dans le Bordelais et produisent des vins confidentiels, très concentrés, vendus à des prix astronomiques. Sous la marque Pingus, Péter Sisseck, citoyen danois vivant à Londres et ayant appris l'œnologie à Bordeaux, fabrique son ribera del duero dans un garage, le long de la N 122 reliant Aranda à Valladolid. Son millésime 96 se vend plus de 200 dollars aux Etats-Unis. Tout cela à cause d'une amplitude de vingt degrés entre le jour et la nuit en plein été, qui permet à la vigne de se reposer des coups de soleil dans la fraîcheur nocturne. Même si l'irrigation se développe, le tempranillo bénéficie ici d'une climatisation naturelle unique, favorisant une croissance harmonieuse et produisant du raisin à nul autre pareil. C' est le secret de la Ribera.